Chapitre 23
Convaincre Raphael de m’accompagner chez Adam ne fut pas très difficile. Même au téléphone, je perçus son excitation retenue. Je savais que mon frère et lui ne s’entendaient pas bien et s’il traitait mieux mon frère cette fois, cela impliquait qu’il devait dialoguer avec lui plus qu’il le voulait. Peut-être était-il juste excité à l’idée de trouver un nouvel hôte, plus agréable. Je ne pensais pas que c’était là l’unique raison.
Peu importait que Raphael soit loyal envers Lugh, je devais admettre que j’étais d’accord avec le jugement de ce dernier sur son frère : c’était un menteur. Raphael en savait plus sur le projet Houston qu’il voulait bien l’avouer et, pour une raison inconnue, il était très, très pressé que Tommy devienne son hôte.
Qu’avait Tommy de si spécial pour que tous les démons se bagarrent afin de posséder son corps ? Je soupçonnais que je n’en saurais pas plus à moins qu’un des alliés de Lugh prenne possession du corps de Tommy.
Voilà en quoi consistait mon dilemme. Pouvais-je supporter qu’un individu, même un fanatique comme Tommy Brewster, puisse être possédé contre son gré ? La possession par un démon avait été mon pire cauchemar et même si j’avais appris, dans une certaine mesure, à vivre avec, je regrettais toujours les jours ou j’étais encore seule dans mon corps. Et j’étais non seulement beaucoup plus compatible avec Lugh que Tommy le serait avec Raphael, mais j’avais encore le contrôle de mon corps. Ce ne serait pas le cas de Tommy et celui-ci en souffrirait. Si je laissais tout ça arriver.
Je n’étais pas parvenue à quoi que ce soit qui ressemble à une conclusion quand le taxi s’arrêta devant l’immeuble où vivait mon frère. Raphael, qui attendait sur le trottoir, se glissa rapidement à l’intérieur du véhicule tandis que le chauffeur du véhicule derrière nous klaxonnait d’indignation à cause de l’attente. Les conducteurs de Philadelphie, faut les aimer. Toujours si polis et compréhensifs.
Je donnai l’adresse d’Adam au taxi et nous reprîmes la route.
— Adam sait que je viens ? demanda Raphael.
Je grimaçai.
— Dans ce cas précis, j’ai décidé d’adopter ta philosophie : je demanderai pardon plutôt que la permission.
Il eut l’air d’être sur le point de répondre mais il regarda le chauffeur et il pinça les lèvres. De mon côté, j’étais ravie que nous ayons notre censeur personnel à disposition. Je ne voulais pas parler de ce qui m’attendait. Je retarderais, autant que je le pourrais, le moment de prendre une décision. Et peut-être même davantage.
Nous gardâmes le silence pendant le reste du trajet. J’aurais aimé qu’Adam habite encore plus loin, mais je suis certaine qu’il ne m’aurait servi à rien d’avoir plus de temps pour me préparer. Après avoir laissé au chauffeur un pourboire généreux que je ne pouvais me permettre, je restai debout sur le trottoir pendant un long moment à regarder la maison d’Adam sans parvenir à me décider.
Raphael n’eut pas ce genre de problème et, avant que je sois prête, il monta l’escalier et sonna. Ma gorge se serra mais je luttai autant que possible contre la panique. Ce fut Dom qui ouvrit la porte. Adam devait garder un œil sur notre prisonnier. Dominic haussa les sourcils en voyant Raphael mais il ne fit aucun commentaire.
— Entrez. La fête vient à peine de commencer.
Sa voix était un peu tendue. Il était trop gentil pour apprécier les méthodes d’interrogatoire d’Adam mais, bien qu’il les déteste, il ne semblait pas disposé à protester. Et puis, peut-être l’avait-il déjà fait.
— Adam ne va pas être content de te voir, dit Dom à Raphael dès que la porte fut fermée.
Raphael haussa les épaules.
— Peu importe. Je fais partie de votre joyeuse troupe maintenant, que vous le vouliez ou non.
Les yeux de Dom étincelèrent. Il avait l’air d’avoir envie d’assener un coup à un rival. Je suppose qu’il avait vraiment du mal avec les méthodes d’Adam. Il était toujours resté calme face à la colère d’Adam ou à la mienne.
Raphael se prépara à l’assaut, rejetant les épaules en arrière, raidissant sa posture. Je roulai les yeux et éclatai de rire, espérant désamorcer la tension.
— Si un de vous se met à frapper son torse en braillant, je me casse tout de suite.
Dominic éclata soudain de rire et Raphael abandonna son attitude agressive. Vous avez besoin d’un gardien de la paix ? Faites-moi signe.
— Est-ce qu’ils sont… ? demandai-je en relevant la tête en direction de la chambre noire, au travers du plafond.
La bonne humeur disparut rapidement des yeux de Dom.
— Ouais. Est-ce que, euh… vous avez besoin de moi là-haut ?
Je le regardai longuement. J’avais pitié de la tristesse que je lisais sur son visage. Mais pas assez pour le laisser se défiler.
— Tu ne vas pas te mettre la tête dans le sable et faire comme si rien de grave ne se passait, lui dis-je en gardant une voix douce. Je sais que tu ne tiens pas à voir Adam sous son vrai jour. Moi non plus. Mais nous allons tous devoir l’accepter.
Un nouveau feu embrasa ses yeux. Bon sang, qu’il était susceptible ce soir. Je suppose qu’il est normal de réagir ainsi quand on sait que son amant va torturer quelqu’un. Mais j’avais raison et même Dominic devait l’admettre. Ou du moins il n’y avait aucune manière d’en discuter.
L’air sinistre mais déterminé, il se dirigea vers l’escalier sans prononcer un mot, Raphael et moi sur ses talons.
Une sensation de déjà-vu me bouleversa en montant ces marches vers la chambre noire. Je me rappelai m’y être précipitée comme une folle avec le désir désespéré d’empêcher Adam de faire du mal à ma meilleure amie. Je me rappelai les cris de Val et le bruit qu’avait fait son cou en se brisant. J’avais été incapable d’arrêter Adam. Et cette fois, je n’étais même pas sûre d’en avoir envie. Cette prise de conscience torturait mon estomac.
Dominic inspira profondément avant d’ouvrir la porte.
Adam et compagnie nous attendaient. Bien que je ne sois pas certaine que Tommy nous attendait… Il semblait encore inconscient. Ou de nouveau.
Apercevant Raphael, Adam se tourna vers moi pour me jeter un regard furieux. J’essayai de prendre un air innocent qui ne sembla pas convaincre Adam puisqu’il continua à me foudroyer du regard.
Dominic entra dans la chambre et ferma la porte derrière lui, attirant l’attention d’Adam. Je relâchai le souffle que j’avais retenu sans m’en rendre compte.
— Pourquoi n’attendrais-tu pas en bas ? proposa Adam.
En cet instant, ils étaient seuls dans cette pièce.
À son honneur, Dom ne saisit pas l’occasion de me faire porter la responsabilité de sa présence, bien que tout repose bien sur mes épaules. Il regarda Adam fixement, sans ciller dans ma direction.
— Je n’irai pas me terrer au rez-de-chaussée, dit Dom. Nous avons décidé de ne plus rien nous cacher, non ?
Adam avait l’air remarquablement mal à l’aise. Ce devait être difficile pour lui de torturer quelqu’un sous les yeux de son amant. Non pas que Dom ignore à quel point Adam pouvait être cruel. Dom le savait et il aimait quand même Adam. Mais savoir quelque chose et le voir étaient deux choses différentes. Je faillis presque avouer à Adam pourquoi Dom avait décidé de rester afin de le laisser s’échapper, mais je faillis seulement. Je ne voyais pas comment on pouvait accepter le comportement d’Adam mais refuser d’en être témoin.
— Tu es sûr ? demanda Adam.
Dom, les bras croisés sur la poitrine, frissonna. Mais acquiesça.
— Très bien, fit Adam, la voix tranchante. Ne reste pas dans mes pattes.
Adam détourna son attention de Dom et je suivis son regard.
Tommy était allongé sur le sol, inerte. Une lourde ceinture paralysante enserrait sa taille.
— Comme tu es là, rends-toi utile, dit Adam à l’attention de Raphael en lui lançant quelque chose. Je risque d’avoir besoin de mes deux mains.
Je compris qu’il avait donné à Raphael la télécommande de la ceinture paralysante. Raphael acquiesça et Adam alla s’agenouiller en face de Tommy.
— Il est temps d’arrêter de jouer à l’opossum, dit-il. Je sais que tu es réveillé.
Tommy ne bougea pas et Adam soupira d’exaspération.
— Si tu commences à poser des problèmes, la nuit risque d’être longue. Quand je me suis renseigné à ton sujet au club, tout le monde s’est accordé à dire que tu préférais infliger la souffrance plutôt que la subir. Alors soit je te prouve que tu es réveillé en te cassant un doigt et en t’écoutant crier, soit tu t’assieds tout seul.
Adam avait raison, Tommy était réveillé. En dépit de ses yeux toujours clos et de son souffle régulier, ses muscles s’étaient visiblement tendus. Finalement, il déglutit et ouvrit les yeux.
— C’est bien, dit Adam d’un air méprisant.
Tommy ne sembla pas beaucoup apprécier. Il gronda en montrant les dents.
— Tiens-toi tranquille, dit Raphael en lui désignant la télécommande de la ceinture.
Tommy cessa de gronder puis se mit avec peine en position assise.
— Vous finirez tous sur le bûcher, dit-il en affichant une expression irascible qui était probablement une des préférées de Tommy. Je suis un démon légal et vous ne pouvez pas…
— N’oublie pas que c’est toi qui es prisonnier dans ma chambre avec une ceinture paralysante autour de la taille.
Tommy sembla sur le point de répondre mais il dut lui venir à l’esprit que si nous violions la loi de manière aussi flagrante, c’était que nous pensions que cela importait peu.
— Vous allez m’exorciser, dit-il, l’air abasourdi. (Il me regarda, les yeux écarquillés.) Tu vas pourrir en prison pour le restant de tes jours !
— Personne n’ira en prison, dit Adam. Toi, tu retournes au Royaume des démons. (Tommy bondit.) Oui, confirma Adam, tout le monde ici sait que l’exorcisme ne tue pas les démons.
Tommy retroussa les lèvres.
— Si vous savez que ça ne me tuera pas, alors vous savez aussi que je reviendrai un jour et que je tuerai toutes les personnes présentes dans cette pièce.
— Tu peux essayer. Tu constateras que c’est un peu plus difficile que tu le penses. Mais ce n’est pas d’actualité pour le moment. Ce qui importe, c’est que tu peux être réexpédié dans le Royaume des démons rapidement et sans douleur, ou bien tu peux y retourner après que j’ai eu le plaisir de te prouver quel amateur tu es en matière de souffrance.
Tommy plissa les yeux.
— Et que devrais-je faire pour avoir droit à cet exorcisme rapide et sans douleur ?
— Nous dire qui détient les enfants et où elles se trouvent.
Tommy en eut la mâchoire qui se décrocha et ses yeux s’écarquillèrent.
— Les enfants ? Quelles enfants ?
Puis il hurla avant de s’écrouler.
Il me fallut une seconde pour comprendre ce qui s’était passé et je me tournai vers Raphael qui souriait, le doigt sur la télécommande.
— Veux-tu une autre décharge juste pour le plaisir ? demanda-t-il. Ne mens pas à un menteur. Nous sommes très forts pour déceler les histoires des autres.
Tommy en fut réduit à lui jeter un regard furieux. L’électricité bousille tellement le contrôle du démon sur le système nerveux qu’il devient impuissant. Malheureusement, cela impliquait que sa langue ne fonctionnait pas bien, non plus. Nous dûmes donc attendre qu’il se remette avant de pouvoir lui soutirer autre chose que de la bave.
Finalement il reprit le contrôle de son corps et réussit à s’asseoir. Malgré la lueur apeurée dans son regard, son visage n’était que lignes obstinées.
— Je ne sais absolument pas de quoi vous parlez, dit-il.
Adam leva la main dans l’intention d’empêcher Raphael de zapper Tommy une seconde fois.
— Si nous devons attendre dix minutes chaque fois qu’il recouvre ses esprits, cela va nous prendre toute la nuit, dit-il. Envoie-lui une décharge uniquement s’il tente quelque chose.
— D’accord, boss, répondit sèchement Raphael.
Adam ne lui prêta pas attention, perçant Tommy d’un regard qui aurait dû faire saigner celui-ci.
— Si tu crois que la ceinture paralysante fait mal, tu n’as encore rien vu. Maintenant est-ce que tu veux bien réfléchir à ta réponse ?
Tommy affirma sa résolution en adoptant de nouveau cette expression obstinée et butée. Je me raidis et, du coin de l’œil, je vis que Dominic lui aussi était tendu. Aucun de nous deux ne souhaitait voir ce qu’Adam s’apprêtait à faire. Nous nous tenions tous les deux les bras croisés sur la poitrine. J’envisageai sérieusement de ne pas regarder mais cela ressemblait un peu à de la lâcheté, surtout après avoir fait culpabiliser Dom afin que ce dernier reste avec nous.
Je retins ma respiration alors qu’Adam tendait la main vers Tommy de façon désinvolte. Je n’avais aucune idée de ce qu’il comptait faire.
Et je ne le sus jamais parce qu’avant qu’il ait eu le temps de poser la main sur Tommy, tout le monde entendit le « pop » familier d’un Taser et Adam s’affala au sol, inerte.